Cet article est paru dans Le Figaro le 12 janvier 2016
Les migrations considérables actuelles en provenance de Syrie, d’Irak, de Libye ou d’ailleurs suscitent le débat sur les capacités d’intégration de la France eu égard à ses difficultés économiques et à ses traditions. C’est l’un des motifs majeurs de la montée du Front national en France et des partis du repli sur soi un peu partout en Europe. Semblent s’opposer ainsi les principes d’humanité qui portent à l’accueil et à l’hospitalité et les exigences de préserver l’identité nationale contre des migrants qui viendraient renforcer la lutte contre les principes d’égalité des sexes, de mixité et de laïcité. Cette question est d’autant plus vive que les migrations actuelles sont probablement annonciatrices de beaucoup d’autres bien plus considérables encore, liées aux guerres civiles, mais aussi à la fracture économique entre le Nord et le Sud, au réchauffement climatique qui transforment de larges régions en désert, etc. Les uns veulent une abolition des frontières, les autres une fermeture hermétique de celles-ci. Aucune des deux positions extrêmes n’est valide. Elles reposent toutes deux sur une confusion, quoiqu’en sens inverse, entre le cosmopolitique (le citoyen du monde qui ne connaît pas de frontières et se trouve partout chez lui) et le politique (le citoyen d’un Etat qui n’est chez lui que dans les frontières de cet Etat et non en dehors), au lieu de penser le premier comme régulateur du second. Ce qui veut dire que le principe d’hospitalité pour les réfugiés, leur droit d’être accueillis, ainsi que leur possibilité de demander le droit d’asile doivent être garantis. Mais ces droits qui relèvent d’un souci d’humanité ne doivent pas être instrumentalisés pour d’autres objectifs. Il y faut donc une double condition : que le statut de réfugié soit établi avec le maximum de vraisemblance, ce qui n’est pas du tout le cas actuellement aux frontières extérieures de l’Europe ; que l’accueil soit subordonné à un engagement solennel, dans un contexte lui-même solennel, de respecter les coutumes et la culture du pays d’accueil où ils doivent s’établir. Un tel acte symbolique aurait une portée bien plus considérable que certains ne l’imaginent. L’accueil de réfugiés ne saurait se réduire à une simple procédure administrative.
Il faut cependant insister sur la question cruciale des frontières. Dans l’histoire des Etats-Nations, la souveraineté territoriale était liée au contrôle des frontières. La surveillance des frontières était en effet conçue comme un des attributs de la souveraineté. Or, dans l’Union européenne, la souveraineté est demeurée, pour la plus large part, aux Etats membres alors même que les frontières se sont estompées à l’intérieur de l’Union mais aussi dans une certaine mesure à l’extérieur. Sur ce dernier point, on rappellera que l’Union européenne ne se conçoit elle-même nullement comme close sur les 28 Etats membres qui la composent actuellement et que l’entrée d’autres pays dans cette union est actuellement en examen.
Non seulement l’Europe a perdu le sens des frontières, mais en outre elle n’a pas les moyens de contrôler celles des Etats actuellement limitrophes. En effet à défaut de pouvoir être contrôlées par ce qui serait une souveraineté européenne, laquelle de toute évidence n’existe pas, leur contrôle est dévolu à ces Etats limitrophes. Mais le problème est désormais tout à fait différent de celui qui prévalait dans la configuration des Etats nations entièrement indépendants les uns des autres, dans la mesure où les frontières de l’Europe dépassent considérablement les leurs. Comment faire pour contrôler les frontières d’un espace qui dépasse considérablement celles des Etats particuliers ? La mise en place de contrôles relevant des technologies électroniques et informatiques, qui existent dans d’autres parties du monde, pose ici des problèmes spécifiques. En effet, la mise en œuvre de ces technologies ne peut être dévolue à la souveraineté des Etats particuliers, puisque le contrôle doit s’étendre bien au-delà de leur territoire, mais et elles ne peuvent être non plus sous le contrôle d’une souveraineté européenne, puisqu’elle n’existe pas. On comprend donc le problème des frontières qui se pose aujourd’hui en Europe. Or, c’est précisément lorsque les frontières ne sont plus assurées ou contrôlées que l’on construit des murs. Certains Etats européens construisent des murs, en raison de l’incertitude où se trouve l’Europe concernant ses propres frontières.
En opposant les frontières aux murs, je veux souligner qu’il y a une différence de nature entre les unes et les autres. La caractéristique de la frontière, c’est d’abord qu’elle ne concerne pas uniquement les hommes, mais aussi le droit, les marchandises, les œuvres, les langues, les cultures etc., tandis que les murs ont pour fonction unique d’empêcher le passage des hommes jugés indésirables. En outre, si les frontières permettent un contrôle, elles n’ont en aucune façon le caractère unilatéral et clos sur soi des murs. Les murailles et les murs ont, dans l’histoire de l’humanité, eu pour fonction d’empêcher l’invasion des armées ennemies, les expansions, l’afflux des populations considérées comme indésirables, mais aussi de s’opposer à l’arrivée de populations désespérées dans les pays d’abondance réelle ou imaginaire. Les murs, outre qu’ils sont des moyens le plus souvent inefficaces, ne résolvent rien.